Sur le tissage des connaissances

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

C’était à Cerisy, il y a vingt ans, lors du Colloque « Argument pour une méthode, autour d’Edgar Morin » (juin 1986). Je découvrais la première ‘Esquisse d’une méthode de conceptualisation relativisée’ que Mioara Mugur Schächter (MMS) nous invitait à explorer en reprenant une phrase d’Edgar Morin (à qui elle dédiait son essai) qui venait de publier les trois premier tomes de La Méthode en argumentant: ‘J’ai compris qu’il était sans espoir de seulement réfuter : Seule une nouvelle fondation peut ruiner l’ancienne…’. Reprenant cette formule dans son introduction, MMS ajoutait ‘Les consonances font beaucoup de bien. Irrépressiblement …, on se sent assuré, et les forces se dégagent vers la construction. … Ainsi l’œuvre de Morin …. a osmotiquement soutenu le processus de développement de la démarche dont je rend compte ici1. »

 

L’esquisse de la méthode MCR (Méthode de Conceptualisation Généralisée) que MMS nous proposait alors, s’est depuis transformée en un ‘bâtiment’ dont les ailes se développent progressivement : Le Réseau Intelligence de la Complexité a été heureux d’accueillir plusieurs articles et documents qui ont jalonnés ces déploiements : Les ‘consonances épistémiques et pragmatiques’ du projet de MMS – ‘Comment conceptualiser le réel, sans d’abord le mutiler, pour y agir intelligemment ?’ – et celui de notre Réseau - ‘La modélisation projective2 des complexités perçues ou conçues’ -, étaient et sont si manifestes.

 

Consonances qui nous ont collectivement incités à publier sur le site du Réseau quelques une des pièces de ce bâtiment, que MMS a formées depuis cette première ‘Esquisse’ de 1986. Pièces que l’on trouve dans les ‘documents du site’ (listées à http://www.mcxapc.org/docus.php?a=search. Rappelons quelques références en note3). La publication du ‘Tissage des connaissances’ (quel beau titre, évoquant le ‘complexus’, origine étymologique de la complexité) nous permet aujourd’hui de visiter le bâtiment, premier prototype encore expérimental de la MCR. Bâtiment dont nous ne connaissions que quelques composantes, pièces anciennes et nouvelles qu’il faut maintenant faire ‘vibrer et inter résonner diversement’ ainsi que nous le suggérait MMS en achevant sa première esquisse en 19864.

 

Remercions d’abord l’auteure d’avoir entrepris cette rédaction en langue française, nous permettant ainsi un accés plus aisé à son œuvre jusqu’ici principalement en langue anglaise (Excellence académique de la Mécanique Quantique oblige !). Elle inaugure ainsi, par surcroît, une nouvelle collection (chez Hermès Science - Lavoisier) au titre prometteur : ‘Ingénierie représentationnelle et construction de sens’.

Elle innove par ailleurs en nous montrant la faisabilité d’un exercice de ‘critique épistémique interne’ jusqu’ici rarement tenté à partir d’une discipline dont les exposés et les énoncés sont généralement tenus pour austères, la mécanique quantique : Cette critique épistémique se confinait jusqu’ici au conflit entre deux écoles, les formalistes, présumés purs, tenants d’une ‘épistémologie formelle’, et les fonctionnalistes, présumés pratiques, tenant d’une épistémologie empirique ou fonctionnelle 5. MMS propose de sortir de cette controverse par le haut en élaborant une ‘épistémologie formalisée6’. Epistémologie qu’il nous faudra je crois, avec elle chemin faisant, requalifier en une ‘épistémologie formalisante’7. L’aventure de la connaissance humaine est une aventure infinie et aucune ‘forme’, aussi judicieusement ‘formalisée’ soit-elle, ne saurait durablement l’enfermer. ‘Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l’acquérir. … La connaissance élaborante essaie de se connaître à partir de la connaissance qu’elle élabore, et qui lui devient ainsi collaborante’ nous rappelait E Morin dans ‘La connaissance de la connaissance8’. Ainsi se ‘tissent les connaissances’.

 

Ce tissage des connaissance s’entend ici métaphoriquement par un ‘changement de regard’ sur ‘le métier du tisserand’. On pourrait de façon imagée dire que l’on poursuit l’ouvrage (‘tapisserie infinie’) en l’installant sur un autre ‘métier’ qui permet de mieux mettre en valeur les effets de moirés et de diversifier plus encore les coloris et la finesse des fils que pousse une nouvelle ‘navette volante’. Ce nouveaux ‘métier à tisser … les connaissances’, que MMS nous invitera (dans la seconde partie de son livre) à ‘faire tourner’ expérimentalement, doit d’abord être (dans la première partie) ‘désigné’, en évoquant d’abord la lignée épistémique dont il est issu et qui lui a donné son nom ( Chapitre 1 : ‘Une Méthode générale de Conceptualisation Relativisée’ et son surnom, MCR), puis, (Chapitre 2), scrupuleusement ‘décrit’ par une soigneuse re-construction de sa constitution, argumentée pas à pas.

 

Avec la brève ‘Introduction générale’, le premier chapitre ‘qui expose le cheminement qui a conduit à l’élaboration de cette méthode’ (p.31) situe à la fois le projet de ce livre dans sa genèse et les motivations épistémiques et pragmatiques qui ont guidé la stratégie de l’auteure : En nous narrant les questionnements épistémologiques que suscitaient ses travaux de chercheure et d’enseignante9 en mécanique quantique et ‘structure de l’information’, elle nous permet de contextualiser son projet. Il s’enracine dans l’étonnante formation de la mécanique quantique dans la première moitié du XX° S.

 

L’invention du concept de ‘micro-état’, (construction hypothétique de l’esprit humain, micro-état qu’il est possible de ‘qualifier’ de façon à le doter a priori de propriétés dont les conjonctions sont susceptibles de ‘produire des manifestations observables’, valorisables et mesurables), a en effet, on le sait, proposé un ‘autre regard’ sur les conceptions et les interprétations de la physique dite désormais ‘classique’. L’ampleur de la mutation que subit (p.41) ainsi notre conception de la connaissance des propriété d’une ‘entité-objet’ dont on ne peut repérer la ‘présence en soi’, est telle que nous avons encore de réelle difficultés cognitives à nous adapter à cette autre représentation du monde. Les interprétations ‘essentielles, mais aussi fortement dissemblables’ qu’en proposèrent Bohr, Planck, Einstein, Schrödinger, Heisenberg, Born, Pauli, Von Neumann, Dirac… (p.35) laissent entière la question de la signification de ces manifestation observables : Ne sont-elles pas crées en tant que propriétés émergentes de l’appareil ’enregistreur ?

 

En se posant ces questions, MMS va s’attacher à élaborer une procédure de représentation qualitative de la ‘description communicable’ de ces micro-états (ou états de micro systèmes) : Son projet initial est de dégager le paradigme - ou le langage - d’appui, à partir duquel les formalismes quantiques souvent probabilistes, pourront se développer de façon congruente. Mais ce faisant, il lui apparait vite ‘que l’utilité majeure de cette entreprise était en fait épistémologique, dans un sens nouveau du terme, constructif et normatif, au lieu d’être passivement analytique et à but seulement explicatif ‘ (p.35) ;

 

C’est cet argument qui va je crois susciter la vive attention que nombre de chercheurs et d’enseignants, praticiens autant que théoriciens, vont porter à son entreprise. MMS aurait pu légitimement intituler son ouvrage ‘Contribution aux fondements de la Mécanique Quantique (MQ)’ puisqu’il est aussi cela. En en faisant une contribution au renouvellement contemporain de nos paradigmes épistémologiques, contribution légitimées à partir de la critique épistémique interne de la production de connaissances par la MQ , elle nous rend à tous un important service. Le cadre conceptuel dégagé par le paradigme des épistémologies constructivistes va se trouver ainsi solidement étayé et académiquement conforté, par l’épistémologie formalisante qu’appelle désormais l’interprétation quantique des phénomènes physiques. La procédure - ou mieux - la stratégie cognitive, mise en œuvre pour conduire pragmatiquement cette exploration constructive, va, dans le mouvement même de l’écriture, être souvent accessible : Pour conceptualiser le réel dont il fait partie, l’être humain peut adopter une ‘attitude ouverte … active, créatrice, téléologique’ (p.26). Quelque soit les champs de connaissances explorés, sciences de la matière, de la vie, de la société, de l’homme, sciences d’ingénierie, sciences du cosmos, nous pouvons retrouver cette stratégie ‘méta -disciplinaire’ , stratégie qui ne soit plus contrainte par la ‘tabula rasa’ d’un analytisme cartésien et fermé.

 

La description de la MCR proprement dite, à laquelle est consacré le chapitre 2 est ostensiblement rédigée initialement à l’intention des mathématiciens et physiciens quantistes, dans leur langage formel autant que de besoin pour susciter leur attention. Mais sauf en quelque passages (ou le retour d’une notation incidente définie quelques pages auparavant, décourage l’attention scrupuleuse du lecteur plus soucieux de l’interprétation de la conclusion que de la perfection formelle de l’argumentation), cette écriture ne compromet pas la possibilité d’une méta lecture et même parfois d’une lecture critique. Ceci d’autant plus que la plupart des ‘concepts-composantes’ de la MCR dont MMS élabore les définitions plus formalisantes que formelles, ont déjà dans la culture du lecteur, une signification familière et une désignation synonymique .

 

* Ainsi le ‘fonctionnement conscience’ (symbolisé FC) est défini par ‘’l’activité d’un observateur concepteur’ (.p.58), autrement dit d’un ‘système observant et s’observant’. Si l’on peut en général qualifier cet ‘observing system’ en lui reconnaissant un ‘comportement téléologique’ (se re finalisant dans et par son activité), il semble que dans ce contexte d’élaboration de la MCR, il ne faille lui accorder qu’un ‘comportement téléonomique’ (pétrifiée dans une finalité exogène, déterminante), bien que cela ne soit pas explicité10.

Si ce concept FC est valorisé potentiellement par l’hypothèse de l’existence d’une ‘classe définie d’observateurs-concepteurs’, cette classe sera exclusivement définie (téléonomiquement ?) par ‘le consensus intersubjectif’ qui s’est ‘fondé’, p 59, ou ‘construit’, p 58, au sein d’ une communauté de physiciens (ici : ‘relativité d’Einstein et mécanique quantique’, p.58). La nature de ce consensus est implicitement imprécise et n’est ‘légalisée’ (p 59) que par une convention très informelle portant sur la reconnaissance de ‘fragments de pure factualité physique’ ! Le lecteur un peu familier avec le concept de micro état ‘voit à peu prés ce dont il s’agit’, même si cette définition n’est pas dénuée d’ambiguïté. (Que spécifie ici le qualificatif ‘pure’ ? La factualité est-elle ‘fragmentable’ ?).

Cette ambiguïté est d’autant moins gênante que chacun en retrouve aisément une similaire dans toutes les classes ‘d’observateurs- concepteurs’ qu’il peut considérer, qu’elle soit celle des anthropologistes, des cosmologistes ou des juristes ou … . Ce qui pragmatiquement n’e empêche pas les uns et les autres, de ‘fonctionner en conscience’ de façon souvent ‘convenable’ (qui convienne !) … mais pas toujours, un siècle de scientisme exacerbé nous en a tous convaincu. Une page célèbre d’E Morin sur ‘le problème de l’observateur/descripteur/concepteur’11 l’a depuis longtemps souligné.

 

Aussi, me semble-t-il, est-ce l’interet pragmatique de cette notion de classification définie par des types de ‘consensus intersubjectif’ que nous pouvons souligner: Aucune des classes n’annule parfaitement l’équivocité et l’ambiguïté du consensus qui la forme (et a fortiori, de ‘la qualité’ de l’intersubjectivité qui la caractérise), mais localement, il facilite effectivement les communications intra classe sans interdire la formation de méta communications intelligibles inter classe. N’est ce pas dans les singularités suscités par ces ambiguïtés et ces équivoques, tant intra qu’inter, que ‘le fonctionnement-conscience’ parvient à reconnaître ou à retrouver des ‘émergences’ initialement non consensuelles ? L’histoire de l’émergence de la mécanique quantique dans nos cultures au début du XX° S. est ici exemplaire, comme le sera celle de la formation du paradigme morinien de l’éco-auto-ré-organisaction vers 1970

 

* De même, le concept composante de ‘Réalité’ (symbolisé R) : En le définissant comme un ‘réservoir évolutif’ (un ‘implexe’ aurait dit, je crois, P Valéry) au sein du quel un FC peut former des ‘entités-objets de toute nature, physique ou psychique ou neutre’ (p.59), la MCR ‘refuse toutes les disputes sur les « existants »’… Ce qui lui permet de contourner sans conflit toutes les oppositions des fondamentalistes de l’Ontologie … tout en poursuivant son exploration des processus de représentation des phénomènes à fin d’intelligibilité. Pour ce faire MMS se protége en introduisant une distinction habile entre’ une définition et un postulat’ (p.61), puis en posant un postulat Po.3, appelé ‘postulat réaliste’ : ‘J’admets par postulat l’existence - indépendamment de tout fonctionnement conscience et de toute action cognitive – aussi, d’une réalité physique’ (p.60. Le mot ‘aussi’, précise-t-elle p. 61 est ici un rappel ‘provocant’). Distinction habile puisque ce postulat Po.3 ne sera plus guère sollicité pour convaincre dans la suite des développements : Nous pourrons poursuivre la lecture en l’oubliant sans qu’il nous semble manquer au sérieux des argumentations.

  

* Les concepts liés de ‘Générateur d’entité-objet’ et ‘d’entité-objet’ (notés G et oeG) vont définir l’opérateur de conceptualisation d’un produit (conceptuel) appelé entité-objet. Cet opérateur qui appartient à R (réalité), agit sur R en RG, générant donc une description de RG par cette entité objet. Autrement dit, dans d’ autres classes d’observateur concepteur, un ‘instrument’ explicitement spécifié génère un ‘observable’ qui pourra être décrit, évaluable et comparable à d’autres. Cette opération doit être soigneusement ‘formalisée’ et acceptées ou ‘légalisée’ (p. 63) par consensus, pour réduire autant que possible les ambiguïtés liées à l’interaction observant – observé.

Autant cet effort de spécification détaillée des processus de conceptualisation (et donc de modélisation intelligible), me semble nécessaire (on peut ici parler indifféremment de probité intellectuelle ou de rigueur scientifique, synonymes parfaits), autant il serait illusoire, je crois, de prétendre à la totale et définitive pureté syntaxique et sémantique de l’entité objet, ou de l’observable (physique ou/ et psychique), ainsi défini.

 

* Les concept liés de ‘qualificateur’ et de ‘regard - aspect’ (ou ‘vue –aspect’ ou ‘dimension de qualification’) permettent de caractériser et de spécifier autant que de besoin chaque entités-objets. Je ne crois pas avoir bien compris le processus par lequel ces vues aspects s’inscrivent dans ou se constituent en des ‘grilles de qualification’ et comment elles sont recensées, identifiées et ‘légalisée’ (par consensus établi antérieurement à la qualification ?). Mais on ‘voit’ bien la nécessité opérationnelle de ces grilles (le spectre des couleurs par exemple) pour pouvoir ‘qualifier’ un oeG par ses ‘vues - aspect’.

 

* Le concept de Regard ou Vue (noté V) est défini de façon peut-être un peu trop contre intuitive : ‘Une grille consistant en un nombre arbitrairement grand mais fini de ‘vue aspect’ est dénommée Regard ou Vue’. (p.68). Si ce nombre est fini, comment connaître cette liste finie des oeG pouvant être considérés dans RG ? Ces Regards sont, semble-t-il, ceux d’un ‘FC’, un ’observateurs- concepteurs. ‘Une vue, comme aussi un générateur d’entité objet, est juste un construit réalisé par le FC qui, afin d’atteindre un but desriptionnel qu’il a choisi librement, agit d’une manière méthodique soumise à des restriction d’effectivité et de possibilité de consensus intersubjectif’ (p.69). Lecture que confirme la définition suivante du ‘référentiel épistémique’

 

* Ces composantes permettent en effet de définir le ‘référentiel épistémique (GV)’ d’un ‘observateur-concepteur’. (p.70) par ‘l’appariement d’un générateur d’entité-objet G et d’une Vue V12. Ce référentiel épistémique dont se dote un fonctionnement – conscience FC caractérise alors ‘l’observateur concepteur’ [FC, (GV)] qui sera désormais ce ‘tout épistémique capable d’accomplir des actions cognitives au sens de MCR’.

 

* L’explicitation du concept de ‘référentiel épistémique’, associé à tout observateur concepteur (et donc ici à tout ‘modélisateur’13), affichant à la fois le caractère récursif de son comportement cognitif (récursion Fonctionnement-Conscience) et les opérateurs de modélisation (générateurs d’entités-objets), me semble constitutif de la formation de ces ‘classes de consensus intersubjectifs’ qui permettent une communication intelligible dans le tissage des connaissances. En reprenant la métaphore du métier à tisser sur lequel on ‘produit’ le tissu des connaissances, chaque référentiel épistémique constitue un autre métier sur lequel on remet et on avance son ouvrage. Ce qui vaut ici pour la mécanique quantique vaut pour tout autre champ de connaissances. Nous pouvons dans un premier temps au moins passer plus rapidement sur les 70 pages dans lesquelles MMS va inscrire la méthode de conceptualisation relativisée dans le ‘Principe-Cadre’ (PC) des ‘vues d’examen d’entités-objets physiques’ (p.71-73) qui intéressera d’abord les physiciens.

 

Mais nous garderons vivace les traces de l’appareil conceptuel qu’elle a établi pour ‘cadrer et guider’ le tissage des connaissances qui se forment dans les interactions des humains avec le monde qui les constitue et que sans doute ils contribuent à constituer. Puis-je éclairer cet argument en citant quelques lignes du Schéma stratégique du CNRS de 2002 : On y voit se former dans un langage très général la constitution des référentiels épistémiques auxquels cette présentation de la MCR nous introduit de façon spécifique : De la formation des ‘points de vue pris sur le réel’ à l’identification des ‘Regards’ et des ‘Générateurs d’entités-objets’, on perçoit aisément une congruence épistémique, ou si l’on préfère, la reconnaissance d’un ‘méta consensus intersubjectif’

S’attacher à la complexité, c’est introduire une certaine manière de traiter le réel et définir un rapport particulier à l’objet, rapport qui vaut dans chaque domaine de la science, de la cosmologie à la biologie des molécules, de l’informatique à la sociologie.

C’est reconnaître que la modélisation se construit comme un point de vue pris sur le réel, à partir duquel un travail de mise en ordre, partiel et continuellement remaniable, peut être mis en œuvre. Dans cette perspective, l'exploration de la complexité se présente comme le projet de maintenir ouverte en permanence, dans le travail d’explication scientifique lui-même, la reconnaissance de la dimension de l’imprédictibilité.

Un des outils principaux de l'approche de la complexité dans les divers champs du savoir est la mise en œuvre de la différenciation des temporalités et des changements d'échelle. Celle-ci peut engendrer des implications de diverse nature : soit en suscitant un véritable renversement épistémologique, … soit en ouvrant de nouveaux espaces de recherche à travers l'accès à un niveau d'analyse de l'objet demeuré fermé jusque là, … soit encore en renouvelant les pratiques de la comparaison et en relançant, sur des bases nouvelles, des approches qui semblaient épuisées.

Cette considération de la complexité invite aussi à repenser la distinction entre les sciences nomologiques, qui prétendent à l’énonciation de lois explicatives, et les sciences herméneutiques et/ou descriptives qui abandonnent, par définition, toute idée d’un point de vue explicatif unitaire, au-delà de la simple différenciation ordinaire des sciences dites «dures» et des sciences humaines et sociales. L’exploration de la complexité permet précisément le dépassement de ce type d’alternative : tous les domaines de la recherche sont également concernés, et surtout concernés ensemble, par cette ambition’14.

 

 

Il faudrait bien sûr consacrer aussi une soigneuse discussion aux ‘cinq développements illustrant la MCR’ que présente la deuxième partie de l’ouvrage : La logique, le concept de probabilité, la théorie Shannonienne des transmissions de messages, le concept d’estimation de complexité et le concept de temps. Tous mettent en valeur, avec une inégale intensité, l’originalité de la MCR attentive à tresser les traits sémantiques et les traits syntaxiques de chaque concept (p.191) de façon à assurer téléologiquement son intelligibilité dans les opérations de modélisation effective pour lesquelles l’observateur-concepteur le sollicite.

 

* Le chapitre 3 sur la ‘reconstruction MCR de la logique’, par exemple, m’a incité à ré ouvrir ‘le dernier livre de J Piaget : ‘Vers une logique des significations15. Si ‘tout observable est toujours lié à une interprétation… et donc à des schèmes d’action’ (JP. p.17), l’identification et la représentation de ces schèmes d’action ne peut-elle être exprimée par un ‘générateur d’entité-objet’ formé par l’observateur concepteur ? On verrait alors qu’il n’est nullement nécessaire de tenir pour un absolu universel l’axiome dit d’Identité de la syllogistique parfaite. Axiome qu’en pratique la MCR ignore tranquillement16 en s’en justifiant : Ce n’est pas par hasard que la MCR s’interesse aux conception ‘relativisée’, même si elle ne nous pas toujours ‘par rapport à quoi’ elle est relativisée. Ne vaut –il pas mieux assumer avec sagesse et esprit critique le relativisme inhérent à toute pensée récursive (se transformant en formant) que de s’abriter derrière un absolutisme mortifère, qu’il soit métaphysique ou formaliste (le culte de la forme pure)

 

* Les chapitres 4 et 5 sont consacrés à ‘la reconstruction du concept de probabilités’: C’est sans doute celui auquel MMS tient le plus : On sent, en le lisant, que ce fut la légèreté épistémique des interprétations ‘probabilistes’ adoptées par la plupart des disciplines scientifiques (dépassant les conflits classiques initiaux et perdurant entre mathématiciens et physiciens), qui provoqua son exercice de ‘critique épistémologique interne’ des fondements de sa discipline. Exercice qui suscita, par réaction constructive, le déclanchement de ‘l’entreprise MCR’. Je n’ose développer ici cet important chapitre. Mais je peux mentionner ce qui me semble constituer ‘le détour judicieux’ élaboré par MMS à l’aide de la MCR, détour qu’elle s’attachât ensuite à argumenter et à légitimer dans les champs de la mécanique quantique et de la théorie shannonienne de la communication

Le point de départ tient je crois à l’origine ludique fort aisément intelligible de la notion sinon du concept de probabilité : Le rapport du nombre de cas (ou d’occurrences) tenus pour souhaitables au nombre total de cas ou d’occurrences possibles. Toute la difficulté des interprétations ultérieures de ce concept intuitif tint à ce que, pour ‘traiter’ ce rapport (ce fût l’invention du ‘Calcul des probabilité’), il faut identifier et dénombrer effectivement le nombre de cas possibles à considérer. Ce qui n’est en général possible que dans des études ex ante, pour lesquelles les mesures de fréquence peuvent tenir lieu de mesure de probabilité ; pour les études ex post, cette connaissance exhaustive a priori du ‘nombre de cas possibles’ est rarement disponible. Et subrepticement, on ‘fait comme si’, et on dissimule la légèreté des ‘data’ initiaux derrière les sophistications des mathématiques probabilistes qui dissuadent en général d’une discussion approfondie.

Pour contourner cette faiblesse épistémique d’autant plus navrante que les calculs de probabilités s’avèrent souvent d’excellents outils d‘interprétation validable empiriquement, la MCR établi ‘le concept d’événement-classe, description relativisée par une qualification définie opérée sur une entité objet pensable et communicable’ se connectant à la fois à leurs composantes sémantiques et syntaxiques (p.205). Dés lors le nombre des évenements-classes dont les occurrences sont possibles peut-être affiché a priori, et, au prix d’un appareil critique détaillée, des ‘lois factuelles de probabilité’ (‘factuel’ se substituant délibérément à ‘formel’) peuvent - être dégagées sans que l’interprétation des résultats se fasse avec ‘perte de sémantique’. L’image des traitements de puzzle que commente MMS m’a paru ici très éclairante.

 

* Le chapitre six consacré au renouvellement des interprétations classiques de la ‘théorie des transmissions de message de Shannon’ est celui qui m’a le plus interessé parce que les théories de la communication (mathématiques ou non) me sont plus familières que les théories de la mécanique quantique. La critique des interprétations usuelles de la théorie shannonienne est aujourd’hui fréquente, mais rarement constructive. Peut-être aurait-il été juste de rappeler que cette critique fut présentée initialement dès l’origine (1948) par W Weaver, le préfacier de l’édition originale de ‘la théorie mathématique de la communication’ : dans sa dernière partie, cette préface rappelait l’importance des ‘Inter relations entre les trois niveaux des problèmes de communication’ (le syntaxique, le sémantique, le pragmatique) dans des termes finalement peu différent de ceux de MMS: ‘Le message transmis possède une composante de sens à communiquer ET une autre composante à sens muet, mais déterminant d’un point de vue pragmatique’. (p. 268).

Ici, l’apport constructif, au moins potentiel, d’une ré interprétation par la MCR du formalisme shannonien est, tout en le relativisant, d’en afficher la vertu heuristique et de proposer un renouvellement prenant en compte les processus informationnel dans leur complexité sans les séparer des processus communicationnels aux quels ils sont inextricablement associés.

Je regrette un peu que MMS n’ai pas ici placé son projecteur sur l’étonnant ‘Théorème 11’ de la théorie, qui propose un ‘couplage conceptuel du code et du canal’ (sans définir les modalités possibles de ce couplage). C’est la vertu heuristique de ce théorème qui s’avère bienvenue : Il existe des conditions dans lesquelles il doit toujours être possible de trouver un ‘codage’ (de l’information émise) qui permette de réduire ‘l’équivocité’ du message reçu par ce ‘canal’ à une valeur ε aussi petite que l’on veut. Autrement dit, pour améliorer la performance intégrale d’une communication, au lieu de s’acharner à ‘jouer seulement sur le canal’ de transmission, il est possible de ‘jouer aussi sur la symbolisation’ (les systèmes de codage) du message. On aborde alors une autre famille de question que la MCR devrait éclairer, celle des changements de codes sans perte, voir avec enrichissement, de la sémantique du message. Chacun a déjà observé pragmatiquement la faisabilité de cette procédure.

 

* Le chapitre 8 sur ‘l’estimation des complexités’ est basé sur la considération d’une ‘méta-description via une méta-vue du concept de complexité’ (p.276) et donc du système tenu pour complexe par le modélisateur. L’appareil de la MCR va proposer l’élaboration d’un référentiel épistémique relativement auquel ‘la perceptibilité d’une émergence deviendrait descriptible’ (p.278). On entre ici dans le domaine d’une ‘mathématique du qualitatif’ (qu’appelait déjà GG Granger en 195517) qui s’exprimera dans des langages plus fonctionnels que formels, relativisation oblige. Je crois que le clivage entre le quantitatif et le qualitatif auquel MMS fait allusion dans ce chapitre n’est plus ici pertinent : il inhibe les actions de modélisations de systèmes complexe18. Il se peut que l’interprétation de ce chapitre soit rendue plus délicate par l’association des concepts d’évaluation et de quantification qu’il semble postuler ? Peut-être m’attendais-je trop à voir ici fonctionner la MCR dans les domaines déjà élaboré du ‘qualitative modeling et du qualitative reasoning’ ?

 

* Le chapitre 9 propose ‘une représentation MCR du concept de temps’ : L’exercice n’est-il pas tentant pour la MCR ? Un ‘Fonctionnement-Conscience’ élabore et construit un ‘Générateur d’entité-objet’ souvent appelé horloge. Cet instrument permet de repérer, puis de qualifier de façon intelligible, un concept ‘d’entité –objet’ appelé ‘temps’ (ou ‘instants d’un temps’), ceci dans le cadre d’un vaste ‘consensus intersubjectif’. Selon les ‘Vues’, ces caractéristiques seront établies en distinguant - isolant ces instants (cf. par exemple G. Bachelard : ‘l’instant du processus’) ou en les reliant en un flux (cf, par exemple, H. Bergson : ‘le temps, en s’écoulant, est créateur’). Mais on n’aura plus à prétendre détenir la seule bonne définition - explication scientifique de la notion ontologique du Temps (physique et psychique), pour raisonner de façon constructive et téléologique à l’aide de ce fort ‘convenable’ concept. Au lieu de devoir être fatalement une réalité naturelle soit ‘entropique’ (vue thermodynamique), soit ‘anthropique’ (vue évolutionniste post darwinienne), le temps peut être tenu pragmatiquement pour un concept ‘construit’ à l’aide duquel on pourra fort pragmatiquement décrire et raisonner les phénomènes que l’on souhaite considérer. Le paradigme MCR propose ici encore un ici encore un langage de méta-modélisation non réducteur. Il n’exclut pas les thèses entropiques et anthropiques de conceptualisation du temps, sans pour autant devoir ‘absolutiser’ l’une ou l’autre.

 

 

J’ai pris le risque d’une interprétation personnalisée, et aussi incitative que possible, de la MCR, interprétation qui vise seulement à souligner sa puissante vertu ‘problématisante’19 Chacun de ses lecteurs en proposera d’autres au fil de ses exercices de ‘description par des connaissances communicables’ (p.55). Et la mienne évoluera sûrement aussi à l’expérience. L’importance civilisatrice de cette entreprise épistémique de renouvellement du ‘Tissage des connaissances’ ne doit-elle pas être soulignée ? Poser ces questions et s’acharner, sans répit, à leur proposer des ‘réponses qui conviennent’, ici et maintenant, sans dissimuler leur mystérieuse incomplétude, et en parvenant à entendre, avec E Morin, que ‘comprendre, ce n’est pas tout comprendre, c’est reconnaître aussi qu’il y a de l’incompréhensible20, n’est ce pas le projet qui légitime l’étonnante ‘aventure de la connaissance’ s’inscrivant dans la mystérieuse ‘aventure de l’espèce humaine’ ?

 

NB Puis-je par ailleurs suggérer au lecteur pensif de ne pas interrompre sa lecture lorsqu’il rencontrera quelques formules stylistiques d’un tour quelque peu abrupt ou trop catégorique sous la plume de MMS. La passion qui l’habite la conduit à présenter parfois la ‘conception relativisée’ sous une forme presque ‘absolutiste’. Le lecteur saura relativiser en s’aidant du contexte. C’est ainsi que parfois il pourra remplacer par exemple, une ‘certitude algorithmique’ par une ‘plausible investigation heuristique’, sans compromettre l’interprétation. Puis-je aussi inviter ses lecteurs à passer vite sur la première phrase de la belle préface rédigée par la directrice de la nouvelle collection qui accueille ce livre, S. Leleu-Merviel : ‘’’Comme tout être vivant, l’humain capte de l’information du milieu dans lequel il évolue’ (p.21). Ce ‘Capte’ me semble malheureux car il suggère un contresens que tout l’ouvrage dénonce : Nul ne sait si l’environnement détient un produit qu’il suffirait de ‘capter’ (ou de ‘cueillir’) appelé information. Nous savons seulement que les humains sont capables de construire artificiellement des représentations de leurs perceptions et de leurs actions sensori - motrices ou psychiques qu’ils appellent ‘information’21 (ou, dit souvent MMS, ‘description’).

JL Le Moigne

 

1 Colloque de Cerisy, ‘Argument pour une méthode, autour d’Edgar Morin’ ed du Seuil, 1990, p.148-9 +

2 On pourrait dire aussi ‘modélisation intelligible’ : Il s’agit de se démarquer de ‘la modélisation réductrice ou simplificatrice a priori’, inattentive au projet ou au dessein du modélisateur. Le ‘Disegno’ Léonardien se définit comme ‘le dessin à dessein’.

3 Mioara Mugur-Schächter : « les leçons de la mécanique quantique : vers une épistémologie formalisée », http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/mms1.pdf ; « Objectivity and descriptional relativities », http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/mms3.pdf ; « ‘Proposals in Epistemology : Quantum Mechanics, Cognition and Action’. Introduction Générale”, http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/mms3.pdf : « Probabilités, relativisations descriptionnelles et représentations formelles non-amputées des complexités » http://www.mcxapc.org/docs/ateliers/0506mioara.pdf

4Argument pour une Méthode’, op. cit ; p.166.

5 L’exposé le plus explicite que je connaisse de cette controverse est celui de H.A. Simon qui a le mérite de tenir en deux pages : ‘Epistemology : Formal and Empirical’, in W. Sieg, ed. ‘Acting and Reflecting. The Interdisciplinary Turn in Philosophy’, Kluwer Ac. Publisher, 1990, p. 127-8.

6 Voir à ce propos l’échange de correspondance entre MMS et H Barreau, rapporté (en note 2) page 8, dans « l’introduction générale » de l’ouvrage en anglais reprise à http://www.mcxapc.org/docs/conseilscient/mms3.pdf

7 MMS en convient explicitement dans la fiche ‘Activités/Spécificité‘du Site du CeSEF http://www.cesef.net/objectifs.html

8 E Morin, ‘La Méthode T III, La connaissance de la connaissance’, Ed du Seuil, 1986, p. 232.

9 On lira avec un vif intérêt l’interview que MMS a accordé à JP Baquiast, rédacteur en chef d’Automate Intelligent en juin 2004. Il nous permet de ‘mieux connaître un parcours scientifique et intellectuel d’une rare originalité’ : http://www.automatesintelligents.com/interviews/2004/juin/mugurschachter.html

10 MMS parle de ‘qualifications communicables et invariantes’, p. 59 (je souligne invariante) à l’intérieur de la classe

11La Méthode, T.1, La Nature de la Nature’, ed du Seuil, 1977, p.179.

12 ‘.. ou d’une vue aspect Vg’, ce qui ne me semble pas très congruent avec la définition d’une Vue par ‘une grille (de qualification) consistant en un nombre arbitrairement grand mais fini de ‘vue aspect’. S’agit-il de la grille de qualification ou d’une des qualifications de cette grille ? Si l’on ne caractérise le référentiel épistémique que pour une seule qualification, ne va-t-on pas établir un référentiel réductionniste ? Nous verrons pourtant que ‘MCR s’avère être lié organiquement à une conception non réductionniste’. (p.113)

13 Cette correspondance ‘modélisation - conceptualisation’ me semble justifiée, bien que MMS ne se réfère pas au ‘concept de modélisation’. La MCR vise à ‘modéliser des concepts’ en identifiant les ‘processus de conceptualisation’. Autrement dit, des procédures de ‘modélisation des concepts…à concevoir ou conçus’. Disposant de ces appareils de concepts ainsi ‘formalisés’, ‘la modélisation des phénomènes perçus’ pourra ‘construire des modèles intelligibles et légitimés de tel ou tel phénomène physique et psychique, spécifié et identifié par un observateur - concepteur - descripteur. L’alternative pragmatique entre une ‘modélisation systémique’ (ou fonctionnelle) et une ‘modélisation analytique’ (ou organique) s’établit lors du choix des ‘générateurs d’entité-objet’ de la MCR. Peut-être aurait-il été préférable de parler ‘d’entité-système’ plutôt que ‘d’entité-objet’, pour éviter les connotations ontologiques du mot ‘objet’. (C’est pour cette même raison je crois, que MMS précise parfois ‘état ou micro état d’un microsystème’ pour parler d’un ‘micro-état’ : Voir par exemple son étude ‘Probabilités, relativisations descriptionnelles, et représentation formelle non-amputée des complexité’, 2005 publiée à http://www.mcxapc.org/docs/ateliers/0506mioara.pdf , p.16.