Lire Rorty. Le pragmatisme et ses conséquences

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Richard RORTY, le "Rénovateur" du Pragmatisme dans la tradidon de J. Dewey, mérite décidément qu'on le lise avec attention, dès lors que l'on veut réfléchir aux raisons de nos actions dans un univers que nous percevons complexe ; complexe et irréductible à des énoncés vrais ou universellement justes.

En prenant cette irréductibilité au sérieux, R. Rorty donne sans doute l'impression aux philosophes de profession de se comporter comme un éléphant dans leur magasin de porcelaines, mais il me semble qu'il intéresse beaucoup les citoyens, qu'ils soient plutôt scientifiques, ou plutôt poètes ! Son oeuvre devient depuis peu accessible en français grâce à quelques traductions (cf. la lettre MCX 18, Cahiers des lectures n° 6, et le présent cahier des lectures, n° 7), mais il me semble que cette introduction rassemblée par J P.Cometti donnera aux explorateurs des sciences de la complexité une lecture particulièrement vivante de ce pragmatisme pour notre temps. J.P. Cometti utilise un procédé fort... pragmatique (et presque maieutique) pour nous faire entrer dans cette problématique du citoyen - philosophe attentif aux conditions de la démocratie : cette "Communauté démocratique (qui habitait les réves de Dewey), dans laquelle chacun pense que c'est la solidarité humaine, plus que la connaissance de quelque chose qui ne soit pas seulement humain, qui compte réellement" (p. 276). Il a demandé à cinq philosophes de profession (deux français, trois américains), tous éminents (J. Bouveresse, H. Putman,...) de rédiger "leur" lecture critique de R. Rorty, puis il a invité R. Rorty à "répondre" à chacun d'eux. L'ouvrage prend ainsi le tour d'une discussion dans laquelle le lecteur ne se sent plus contraint par la seule conviction de l'auteur : de page en page, les convictions se forment et se transforment, activant l'intelligence du lecteur. Je confesse avoir lu avec plus d'intérêt les réponses de Rorty que les critiques souvent "corporatistes" de ses éminents confrères, mais je suis sûr que Rorty, en pragmatiste, vous déconseillerait de m'écouter en ne lisant que lui !

Et cet intérêt me conduit à poser à R. Rorty quelques nouvelles questions qui ne lui ont pas été posées, et auxquelles il semble inattentif : la supériorité du "sujet pragmatique" sur le "sujet épistémique" peut-elle empêcher le premier d'être influencé par le second, et réciproquement ? Pourquoi cette indifférence aux multiples formes du constructivisme, pour lesquelles "la culture d'un monde possible présente bien des avantages par rapport à celle d'un monde présumé réel", à découvrir plutôt qu'à inventer (p. 157). Pourquoi tant de passion pour J. Derrida au prix de l'ignorance de J. Piaget ou d'E. Morin ?, pourquoi cette inattention au rôle du projet, du dessein, de l'intention, de la téléologie dans l'élaboration des comportements humains ?

Que R. Rorty réponde ou non à ces questions importe peut-être peu : l'important était qu'il nous aide à les poser, non pas à la cantonade, pour le plaisir de quelqu'effet de salon, mais en nous appuyant sur le solide labeur du philosophe, qui rassemble pour nous les matériaux qui nous confortent dans cette conviction si importante pour l'action en complexité : "Il n'existe pas de pivot inébranlable nous assurant qu'une alternative morale ou politique est objectivement valide : la quête de l'objectivité consiste exclusivement à obtenir un accord intersubjectif aussi étendu que nos efforts nous le permettent". Faut-il, avec Habermas, aller un peu plus loin ? Sans doute, mais demanderons-nous à la Science ou à la Philosophie "la solution" ? ou entendrons-nous ces efforts vers quelques fugaces accords comme ceux que permettent "la marche qui construit le chemin", un chemin dont nul ne sait encore où il nous mène.